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Les Annales politiques et littéraires
28 décembre 1913, n°1542, page 6 et 7.

Chronique Chorégraphique.
Article de Miguel Zamacoïs.

 
Apprenez-vous à danser le tango argentin?
 

 

    Apprenez-vous à danser le tango argentin?

Non ? Eh bien ! si vous voulez être « chic», vous n'avez pas de temps à perdre ! Il faut vous dépêcher de prendre des leçons.

Allons, ne vous troublez pas ! Et n'alléguez pas, surtout, votre maladresse en matière chorégraphique ! Point n'est besoin, pour être chic, d'arriver à le danser, ce fameux tango argentin, il suffit de l'apprendre ou de l'avoir appris. Le snobisme mondain a de ces transactions indulgentes.

Il faut donc au plus tôt vous mettre en quête d'un salon où se donnent périodiquement des leçons de tango. Vous n'aurez pas de mal à trouver cela autour de vous, puisque c'est le dernier genre, en ce moment, pour les maîtresses de maison, de donner à tanguer, comme on offre à goûter, à flirter ou à bridger.

Vous n'aurez pas de mal non plus à vous faire inviter. Plus on est d'élèves tangueurs ou tanguistes dans un salon, plus on rit,— et je vous jure qu'il y a de quoi!

Avide, professionnellement, de me renseigner, je me suis offert une de ces leçons collectives de tango, dans une charmante maison amie, et, Titus de la documentation, je n'ai pas perdu ma fin de journée, car la vision d'un salon où tout le monde apprend le tango a quelque chose de comique que n'égalent pas les plus laborieuses inventions de nos humoristes. Jugez plutôt.

Au piano, un monsieur, mécanique résignée, joue un air rythmé indéfiniment répété.

Au milieu du salon, dépouillé de ses tapis et débarrassé des meubles encombrants, un second monsieur très brun, qui est le professeur de tango, se dandine comme un plantigrade en jaquette, s'efforçant d'inculquer le sens de la cadence à un disciple réfractaire qu'il tient entre ses bras... .

Mais vous pensez bien que l'accaparement du maître par un élève n'immobilise pas la foule des apprentis tangueurs ou tanguistes. Autour du couple qui s'agite selon les lois de la méthode officielle, chacun, en attendant son initiation aux rites sacrés, se livre à des exercices isolés avec une indifférence absolue pour les efforts des voisins.

Les uns, débutants appliqués, attachant sur les chaussures du professeur des yeux que dilate une attention hypnotique, s'efforcent d'en imiter, au fur et en mesure, les savants piétinements et les arabesques précises.

D'autres, au contraire, les regards obstinément attachés au plafond pour se soustraire à l'imitation facile et sans mérite, s'astreignent à tanguer de souvenir.

D'autres encore, bons élèves déjà très avancés dans leurs études, forts en thèmes chorégraphiques, exécutent les pas exacts inlassablement, avec un sourire satisfait, ou bien, grâce à des partenaires également doués, donnent une séance sensationnelle au milieu d'un cercle de néophytes sans dispositions, ou simplement découragés.

D'autres, enfin, avouant courageusement leur manque d'aptitudes, se contentent de profiter de la musique pour broder sur l'air rythmé une danse très personnelle, dont personne, d'ailleurs, ne leur demande compte.

Dans un coin, une vieille dame, retroussant légèrement son ample jupe de douairière, essaye solitairement des pas timides... On ne sait jamais! Si elle allait s'apercevoir tout à coup qu'elle danse le tango, et en remontrer aux « jeunesses » maladroites, elle qui, dans son jeune temps, « faisait tout ce qu'elle voulait de ses pieds »?

Là-bas, un élève quinquagénaire, très raisonnable et très grave, fait l'ours le nez contre une porte, pour n'être pas distrait par les facéties des tanguistes amateurs, cependant qu'un gros monsieur, à qui son médecin a recommandé l'exercice, bégaye un petit tango inédit et timide, qui n'a de nom dans aucune république sud-américaine.

Enfin, brochant sur le tout, des enfants, rebelles à toute discipline chorégraphique, bondissent, font des grâces, improvisent des farandoles, et l'on a l'impression, en voyant tout ce remue-ménage, tous ces individus glissant, virevoltant, sautillant à contretemps, que l'on assiste au bal annuel d'un asile d'aliénés, section des agités paisibles.

Pour peu que vous soyez observateur, et que vous ayez le sens du comique, vous passerez un bon moment. Il va sans dire que pour ne pas vous faire remarquer, pour n'avoir l'air ni d'un faux frère tanguiste ni d'un dénigreur, vous esquisserez, vous aussi, de ci de-là, quelques petits pas selon la formule.

Quand vous en aurez assez, vous filerez à l'anglaise, emportant — puisque vous pourrez affirmer partout que vous avez appris le tango — un brevet de parfait homme du monde. Cette affirmation, négligemment jetée dans les conversations, vous procurera un petit supplément immédiat de considération mondaine. Parce que vous aurez dansé quelques minutes, vous serez dans le mouvement pour toute la durée de la mode nouvelle.

                                                                                 Miguel Zamacoïs

 Source : Les Annales politiques et littéraires. 28 décembre 1913, n°1542, page 6 et 7.
 
Dessin illustrant l'article